Ophélie de Millais : la beauté tragique des pré-raphaélites
Il y a des tableaux qui racontent une histoire avant même que vous connaissiez son contexte. Ophélie de John Everett Millais est de ceux-là. Cette jeune femme flottant sur l'eau, entourée de fleurs, les yeux mi-clos, chante sa propre mort avec une sérénité troublante.
Par Artedusa
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Ophélie de Millais : la beauté tragique des pré-raphaélites
Il y a des tableaux qui racontent une histoire avant même que vous connaissiez son contexte. Ophélie de John Everett Millais est de ceux-là. Cette jeune femme flottant sur l'eau, entourée de fleurs, les yeux mi-clos, chante sa propre mort avec une sérénité troublante. Peint entre 1851 et 1852, ce chef-d'œuvre du mouvement pré-raphaélite continue de hanter l'imaginaire collectif.
Les pré-raphaélites, une révolution artistique
Pour comprendre Ophélie, il faut d'abord saisir l'esprit pré-raphaélite. En 1848, trois jeunes artistes britanniques se rebellent contre l'académisme de leur époque. John Everett Millais, Dante Gabriel Rossetti et William Holman Hunt fondent la Pre-Raphaelite Brotherhood. Ils ont à peine vingt ans et veulent tout changer.
Leur manifeste est simple mais radical. L'art doit revenir à la pureté d'avant Raphaël, avant que la peinture ne devienne trop technique, trop lisse, trop conventionnelle. Ils veulent des couleurs vives, des détails hyperréalistes, des sujets littéraires et médiévaux. Ils peignent ce qu'ils voient vraiment, pas ce que l'Académie leur dit de voir.
Le mouvement scandalise. Les critiques se déchaînent. Charles Dickens lui-même attaque leur travail dans sa revue. Mais un défenseur inattendu les sauve : John Ruskin, le plus grand critique d'art de l'époque victorienne, prend leur parti. Les pré-raphaélites sont lancés.
La genèse d'Ophélie
Millais a 21 ans quand il commence Ophélie. Il choisit l'une des scènes les plus poignantes de la littérature : la mort d'Ophélie dans Hamlet de Shakespeare. La jeune femme, rendue folle par le meurtre de son père et le rejet d'Hamlet, se noie dans un ruisseau en cueillant des fleurs.
Shakespeare décrit la scène avec une poésie macabre. La reine Gertrude raconte comment Ophélie grimpe sur un saule au-dessus de l'eau, comment une branche casse, comment elle tombe et flotte un instant, chantant des chants anciens, avant de sombrer lentement.
Millais veut capturer cet instant précis. Pas la chute, pas la noyade, mais ce moment suspendu où la vie et la mort se confondent. Où Ophélie est encore consciente mais déjà ailleurs, entre deux mondes.
La méthode de travail obsessionnelle de Millais
L'approche de Millais est typiquement pré-raphaélite : un réalisme poussé jusqu'à l'obsession. Il ne va pas peindre dans son atelier à partir de son imagination. Non, il va sur le terrain.
Il trouve son décor près de la rivière Hogsmill à Ewell, dans le Surrey. De juillet à octobre 1851, Millais passe ses journées au bord de l'eau. Il installe son chevalet, il observe, il peint chaque fleur, chaque feuille, chaque ride sur l'eau. Les détails botaniques sont d'une précision scientifique. On peut identifier chaque plante : saules, coquelicots, marguerites, pensées, myosotis, violettes, roses.
Les conditions sont éprouvantes. Il fait froid, il pleut souvent. Millais écrit à un ami qu'il travaille dans la misère, assis sur une chaise bancale, couvert d'une toile pour se protéger de la pluie. Les insectes le dévorent. Mais il ne lâche rien. Chaque détail doit être parfait.
Elizabeth Siddal, la muse qui a failli mourir
Pour la figure d'Ophélie, Millais choisit Elizabeth Siddal. Cette jeune femme de 22 ans est déjà la muse favorite des pré-raphaélites. Rousse, pâle, éthérée, elle incarne leur idéal de beauté médiévale.
Le processus de pose est devenu légendaire, presque mythique. Millais fait installer une baignoire remplie d'eau dans son atelier londonien. Elizabeth doit s'allonger dedans, vêtue d'une robe brodée achetée dans une boutique d'antiquités. Pour que l'eau reste tiède, Millais place des lampes à huile en dessous.
Les séances durent des heures. Elizabeth flotte, immobile, les bras légèrement écartés. Elle pose pendant l'hiver 1851-1852. Un jour, les lampes s'éteignent sans que Millais, absorbé par son travail, ne s'en rende compte. L'eau devient glaciale. Elizabeth, trop professionnelle ou trop timide pour se plaindre, reste dans le bain.
Elle tombe gravement malade. Son père menace de poursuivre Millais en justice si le peintre ne paie pas les frais médicaux. Ce qu'il fait, bien sûr. Elizabeth survit, mais l'histoire devient une légende. La muse qui a failli mourir en jouant une morte.
Le symbolisme des fleurs
Rien n'est gratuit dans ce tableau. Chaque fleur a sa signification dans le langage victorien des plantes, ce code complexe où chaque espèce porte un message.
Les saules qui pendent au-dessus d'Ophélie symbolisent l'amour abandonné. Les orties près de sa main droite représentent la douleur. Les marguerites autour de son cou évoquent l'innocence. Les coquelicots rouges parlent de sommeil et de mort. Les pensées, dont Ophélie elle-même parle dans la pièce, signifient la pensée et le souvenir.
Les violettes éparpillées sur l'eau sont particulièrement poignantes. Dans Hamlet, Ophélie dit que les violettes se sont toutes flétries quand son père est mort. Ici, elles flottent autour d'elle, symboles de fidélité brisée et d'amour perdu.
Shakespeare et Millais parlent le même langage symbolique. Chaque élément du tableau enrichit le récit. C'est de la peinture narrative au plus haut niveau.
La réception critique et le succès
Quand Ophélie est exposé à la Royal Academy en 1852, les réactions sont mitigées. Certains critiques trouvent le tableau trop détaillé, trop laborieux. D'autres sont troublés par cette beauté morbide, cette esthétisation de la mort.
Mais le public, lui, est fasciné. Il y a quelque chose d'hypnotique dans ce visage serein, dans ces couleurs vibrantes qui contrastent avec le sujet tragique. Le tableau devient rapidement l'une des œuvres pré-raphaélites les plus célèbres.
En 1862, Ophélie entre dans la collection de Henry Tate, le magnat du sucre et mécène. Quand Tate fonde sa galerie en 1897, le tableau en fait naturellement partie. Aujourd'hui, il est l'une des stars de la Tate Britain, attirant des centaines de milliers de visiteurs chaque année.
L'influence d'Ophélie dans la culture
L'image d'Ophélie flottante est devenue un archétype. Elle apparaît partout dans la culture visuelle occidentale. Les photographes, les cinéastes, les illustrateurs la réinventent sans cesse.
Les symbolistes français de la fin du XIXe siècle en font une icône de la femme fatale et de la beauté décadente. Les surréalistes la revisitent. Dans les années 1990, le photographe Gregory Crewdson crée des mises en scène qui citent directement Millais. La chanteuse Kate Bush s'en inspire pour son clip "The Sensual World".
Même la mode s'empare d'Ophélie. Alexander McQueen, le créateur britannique, a présenté plusieurs collections inspirées par les pré-raphaélites. Ses modèles, pâles et romantiques, flottaient sur des podiums aquatiques comme des Ophélies modernes.
Cette omniprésence pose question. Le tableau a-t-il été vidé de son sens à force d'être reproduit ? Ou au contraire, prouve-t-il sa force en continuant à inspirer ?
Elizabeth Siddal, au-delà de la muse
L'histoire d'Elizabeth mérite qu'on s'y attarde. Souvent réduite au rôle de muse des pré-raphaélites, elle était bien plus que ça. Poétesse, artiste elle-même, elle a peint et dessiné toute sa vie.
Sa relation avec Dante Gabriel Rossetti, qu'elle épouse en 1860, est tumultueuse. Il la peint obsessionnellement mais la trompe régulièrement. Elizabeth sombre dans la dépression et la dépendance au laudanum, cet opiacé courant à l'époque victorienne.
En 1862, à 32 ans, Elizabeth meurt d'une overdose de laudanum. Accident ou suicide ? On ne sait pas. Rossetti, dévasté, place le manuscrit de ses poèmes dans son cercueil. Sept ans plus tard, rongé par le remords et poussé par ses amis, il fait exhumer le corps pour récupérer les poèmes. L'histoire est macabre, presque gothique.
Elizabeth est enterrée au cimetière de Highgate à Londres. Sa tombe, simple et émouvante, est devenue un lieu de pèlerinage pour les admirateurs des pré-raphaélites.
La technique picturale de Millais
Sur le plan technique, Ophélie est un tour de force. Millais utilise une palette lumineuse, presque acide. Les verts sont particulièrement intenses, obtenus avec des pigments nouveaux comme le vert émeraude, qui venait d'être inventé.
La lumière est homogène, presque plate, ce qui était considéré comme un défaut par les académiciens habitués au clair-obscur dramatique. Mais c'est précisément ce parti pris qui donne au tableau son atmosphère irréelle. Tout est net, du premier plan à l'arrière-plan, comme dans un rêve hyperprécis.
Le travail sur l'eau est remarquable. Millais peint chaque ride, chaque reflet, avec une patience de miniaturiste. L'eau n'est pas transparente, elle est légèrement trouble, organique. On sent presque sa fraîcheur, sa densité.
La robe d'Ophélie, cette masse de tissu lourd gorgé d'eau, est rendue avec un réalisme saisissant. Les broderies argentées captent la lumière. Les plis se déploient autour du corps comme des pétales.
Ophélie à la Tate Britain
Si vous visitez Londres, la Tate Britain est incontournable pour voir Ophélie. Le musée, situé sur Millbank au bord de la Tamise, abrite la plus grande collection d'art britannique du monde.
Ophélie a sa propre alcôve dans les salles pré-raphaélites. Vous pouvez vous approcher à quelques dizaines de centimètres. C'est là que vous verrez vraiment les détails : les petites fleurs, les insectes sur les feuilles, la texture de la peau d'Elizabeth.
Le musée présente aussi d'autres œuvres pré-raphaélites majeures : La Dame de Shalott de John William Waterhouse, Beata Beatrix de Rossetti, Le Réveil de la conscience de Holman Hunt. C'est une plongée totale dans l'univers victorien.
L'entrée à la Tate Britain est gratuite pour les collections permanentes. Le musée est ouvert tous les jours sauf les 24, 25 et 26 décembre. La station de métro la plus proche est Pimlico.
L'héritage des pré-raphaélites
Le mouvement pré-raphaélite n'a duré qu'une dizaine d'années dans sa forme originale, mais son influence est immense. Il a ouvert la voie à l'esthétisme, au symbolisme, à l'art nouveau. William Morris, designer et socialiste, était proche du groupe et a fondé le mouvement Arts and Crafts qui a révolutionné le design.
Les pré-raphaélites ont aussi changé la façon de voir l'art médiéval et la littérature. Ils ont remis au goût du jour les légendes arthuriennes, Dante, Shakespeare. Leur obsession du détail a influencé la photographie naissante.
Millais lui-même a évolué. Après ses années pré-raphaélites, il est devenu un portraitiste à succès, peignant la haute société victorienne. En 1896, quelques mois avant sa mort, il devient président de la Royal Academy, cette institution qu'il avait combattue dans sa jeunesse. L'ironie de l'histoire.
Pourquoi Ophélie nous fascine encore
Il y a dans ce tableau quelque chose qui dépasse le simple exercice de style ou l'illustration littéraire. Ophélie touche à quelque chose d'universel : la beauté de la fragilité, l'attirance pour l'autodestruction, la séduction de l'abandon.
Le visage d'Elizabeth Siddal, à moitié dans l'eau, exprime un mélange d'extase et de résignation qui trouble. Elle ne semble pas souffrir. Au contraire, elle paraît apaisée, presque heureuse. C'est cette ambiguïté qui dérange et fascine.
Les Victoriens étaient obsédés par la mort, surtout la mort féminine. Ophélie incarne cette obsession. Mais le tableau transcende son époque. Il parle aussi à notre génération, habituée aux images de violence et de beauté mélangées.
Un miroir de l'époque victorienne
Ophélie, c'est aussi un document historique. Le tableau capture l'esprit victorien dans toute sa complexité. Cette société corsetée, pudibonde en apparence, était en réalité fascinée par la sexualité et la mort. Les pré-raphaélites ont osé exprimer ces contradictions.
La position du corps d'Ophélie, légèrement cambrée, les bras ouverts, a quelque chose de sensuel malgré le contexte tragique. Les Victoriens l'ont noté, parfois avec malaise. Comment un sujet aussi macabre peut-il être aussi beau ?
Cette tension est typiquement victorienne. Une société qui cachait les jambes des pianos par pudeur mais qui collectionnait les memento mori et les photographies post-mortem.
L'éternité d'un instant
Plus de 170 ans après sa création, Ophélie de Millais continue de nous hanter. Le tableau a survécu aux modes, aux critiques, aux révolutions artistiques. Il reste une image puissante, troublante, inoubliable.
Millais a capturé quelque chose d'impossible : le moment exact entre la vie et la mort, entre la conscience et l'oubli. Ophélie flotte dans cet entre-deux, et c'est précisément cet équilibre précaire qui fait la force du tableau.
Chaque génération projette sur elle ses propres angoisses, ses propres questions. Les Victoriens y voyaient une leçon morale sur la folie et le désespoir. Nous y voyons peut-être une métaphore de la dépression, de la noyade métaphorique dans un monde trop dur.
Quoi qu'il en soit, Ophélie reste. Elle flotte sur son lit de fleurs, les yeux mi-clos, chantant sa chanson silencieuse. Et nous restons là, devant elle, hypnotisés par cette beauté tragique qui ne finira jamais de nous interroger.
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