Il y a des images qui vous happent avant même que vous compreniez pourquoi. Le baiser de Gustav Klimt est de celles-là. Ce couple enlacé dans un tourbillon d'or, suspendu entre ciel et terre, continue d'orner des millions de chambres, de tasses à café, de parapluies.
Par Artedusa
••5 min de lecture
Le baiser de Klimt : quand l'or devient émotion
Il y a des images qui vous happent avant même que vous compreniez pourquoi. Le baiser de Gustav Klimt est de celles-là. Ce couple enlacé dans un tourbillon d'or, suspendu entre ciel et terre, continue d'orner des millions de chambres, de tasses à café, de parapluies. Mais derrière cette popularité presque gênante se cache l'une des œuvres les plus sensuelles et révolutionnaires de l'histoire de l'art.
Vienne 1908, une ville en ébullition
Pour comprendre le baiser, il faut imaginer Vienne au début du XXe siècle. La capitale austro-hongroise est en pleine effervescence. Freud théorise l'inconscient dans son cabinet à quelques rues de l'atelier de Klimt. Mahler compose ses symphonies tragiques. Schiele peint des corps tordus qui scandalisent la bourgeoisie.
C'est dans ce bouillon de culture que Gustav Klimt (1862-1918) crée sa période dorée. Fils d'un orfèvre, Klimt a grandi entouré de métaux précieux, d'ornements, de motifs byzantins. Cette enfance imprègne son art. Quand il peint le baiser entre 1907 et 1908, il est au sommet de sa gloire, fondateur de la Sécession viennoise, ce mouvement qui veut libérer l'art des conventions académiques.
Le tableau mesure 180 cm sur 180 cm. Un carré parfait. Klimt a travaillé avec de véritables feuilles d'or, comme les icônes byzantines qu'il admirait tant lors de son voyage à Ravenne. Mais contrairement aux saints figés de ces mosaïques anciennes, ses amoureux vibrent de vie.
La technique de l'or, entre tradition et modernité
Regardez attentivement la surface du tableau. L'or n'est pas simplement appliqué, il est travaillé. Klimt utilise de la feuille d'or véritable, qu'il colle puis patine, gratte, polit. Certaines zones brillent comme des miroirs, d'autres sont mates, presque rugueuses. Cette texture crée une profondeur fascinante. Selon la lumière, le tableau change d'humeur.
Les motifs géométriques qui recouvrent les vêtements ne sont pas décoratifs par hasard. Sur l'homme, des rectangles verticaux, noirs et blancs, rigides et phalliques. Sur la femme, des cercles, des spirales, des formes organiques qui évoquent la fertilité. Klimt parle de sexualité sans jamais être vulgaire. Il suggère, il éblouit, il séduit.
Le fond doré place la scène hors du temps. Pas de décor, pas de contexte. Juste ce pré fleuri sur lequel s'agenouille la femme, et cette chute vertigineuse derrière eux. Les amoureux sont au bord d'un précipice, littéralement. L'amour comme danger, comme abandon, comme saut dans le vide.
Qui sont ces amoureux ?
La question a longtemps divisé les historiens de l'art. Klimt se représente-t-il avec Emilie Flöge, sa compagne de toujours ? Cette créatrice de mode avant-gardiste qui fut son égale intellectuelle, son amie, peut-être son amante, certainement son inspiration ?
Les traits de l'homme restent flous, presque cachés. On voit ses mains puissantes qui encadrent le visage de la femme avec une tendresse presque désespérée. Elle, on la voit mieux. Les yeux fermés, la tête légèrement renversée, elle s'abandonne. Ses mains s'agrippent aux siennes, mais son corps se détend, se donne.
Certains voient Emilie dans ce visage. D'autres pensent que Klimt a peint un amour universel, pas un couple précis. Ce qui est sûr, c'est que le peintre connaissait l'amour sous toutes ses formes. Célibataire endurci, il a eu au moins quatorze enfants avec différentes femmes. Son atelier était un lieu de liberté où les modèles se promenaient nues, où la sensualité n'était pas un péché mais un art de vivre.
La symbolique cachée du baiser
Dans la société viennoise corsetée du début du XXe siècle, ce tableau fait scandale. Non pas à cause de la nudité, Klimt en a peint de bien plus explicites. Mais à cause de cette sensualité évidente, de cet abandon total de la femme.
Les pieds de l'homme sont invisibles, cachés derrière les plis dorés de son manteau. Ceux de la femme sont nus, recroquevillés sous elle. Elle est à genoux, vulnérable. Lui se penche, protecteur et possessif à la fois. Ce déséquilibre de position a fait couler beaucoup d'encre. Klimt représente-t-il la domination masculine ? Ou au contraire, la femme qui par son abandon total devient la vraie force du couple ?
Les fleurs du pré ne sont pas anodines non plus. Des coquelicots, symbole du sommeil et de l'oubli. Des marguerites, l'innocence. Des œillets, la passion. Chaque détail chez Klimt est pensé, chargé de sens. Rien n'est là par hasard.
L'art nouveau et la révolution décorative
Le baiser arrive à un moment charnière de l'histoire de l'art. L'art nouveau, appelé Jugendstil en Allemagne et en Autriche, bat son plein. Ce mouvement veut abolir la frontière entre art majeur et arts décoratifs. Un tableau peut être aussi précieux qu'un bijou. Une affiche peut être une œuvre d'art.
Klimt incarne parfaitement cette philosophie. Il a commencé par décorer des bâtiments, peindre des plafonds, créer des mosaïques. Quand il passe au chevalet, il garde cette approche décorative. Ses tableaux ressemblent à des tapisseries précieuses, à des vitraux byzantins, à des enluminures médiévales.
Mais attention, décoratif ne veut pas dire superficiel. Sous l'or et les motifs, Klimt pose des questions essentielles. Qu'est-ce que l'amour ? Qu'est-ce que le désir ? Comment représenter l'intimité sans la trahir ? Le baiser est érotique sans être pornographique, tendre sans être mièvre, moderne sans être froid.
Un succès immédiat et durable
Contrairement à beaucoup d'artistes de son époque, Klimt connaît le succès de son vivant. Le baiser est acheté par la galerie nationale autrichienne avant même d'être terminé. C'est dire l'engouement qu'il suscite. Le prix payé est considérable pour l'époque : 25 000 couronnes.
Le tableau entre au Belvédère supérieur à Vienne, où il trône toujours aujourd'hui. Il devient rapidement l'attraction principale du musée. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les nazis, qui détestent pourtant l'art moderne, n'osent pas toucher au baiser tant il est populaire. Il survit aux bombardements, aux pillages, aux années noires.
Après la guerre, sa popularité explose. Dans les années 1960 et 1970, le baiser devient une icône de la contre-culture. On le retrouve sur des posters dans les chambres d'étudiants, sur des couvertures d'albums, sur des tee-shirts. Cette démocratisation de l'image a un côté paradoxal. Le tableau qui célèbre l'unicité de l'amour devient l'image la plus reproduite du monde.
Les autres œuvres de la période dorée
Le baiser n'est pas un accident isolé dans la carrière de Klimt. Il s'inscrit dans sa période dorée, entre 1899 et 1910 environ, où l'artiste utilise massivement les feuilles d'or.
Le portrait d'Adele Bloch-Bauer I, peint en 1907, juste avant le baiser, est peut-être encore plus extravagant. Cette richissime Viennoise est littéralement noyée dans l'or. Son visage et ses mains émergent à peine d'un tourbillon de motifs byzantins. Ce tableau a une histoire rocambolesque : spolié par les nazis, récupéré par l'Autriche, revendiqué par les héritiers, il a finalement été vendu en 2006 pour 135 millions de dollars. Le prix le plus élevé jamais payé pour un tableau à l'époque.
Danaé, peinte en 1907-1908, montre la princesse grecque visitée par Zeus transformé en pluie d'or. Klimt transforme le mythe en une célébration sensuelle du corps féminin. Judith I de 1901 est plus sombre, presque inquiétante. Cette héroïne biblique qui a décapité le général ennemi devient chez Klimt une femme fatale au regard dur.
Ces tableaux ont un point commun : ils mélangent sacré et profane, ancien et moderne, pudeur et érotisme. Klimt jongle avec les contradictions et en fait sa force.
Visiter le baiser au Belvédère
Si vous allez à Vienne, le château du Belvédère supérieur est un passage obligatoire. Ce palais baroque du XVIIIe siècle domine la ville depuis une colline. Les jardins en terrasses qui le relient au Belvédère inférieur sont magnifiques, surtout au printemps.
Mais la vraie star, c'est le baiser. Il a sa propre salle, spécialement conçue pour lui. Les murs sont peints dans des tons qui font ressortir l'or. L'éclairage est étudié pour que le tableau brille sans éblouir. Vous pouvez vous approcher à moins d'un mètre. C'est là que vous verrez vraiment la texture, les coups de pinceau sous l'or, les nuances de couleurs.
Le musée possède aussi la plus grande collection de Klimt au monde. Après le baiser, vous pouvez voir ses paysages du lac Attersee, ses portraits de femmes de la société viennoise, ses esquisses. L'adresse est Prinz Eugen-Strasse 27, dans le troisième arrondissement. Réservez en ligne, les files d'attente peuvent être longues. Le tarif tourne autour de 16 euros. Le musée est ouvert tous les jours sauf le lundi.
L'influence du baiser dans la culture populaire
Peu de tableaux ont autant imprégné notre imaginaire collectif. Le baiser est partout. Sur les calendriers, les cartes postales, les faire-part de mariage. Des tatoueurs le reproduisent sur des milliers de peaux. Des photographes demandent à leurs clients de recréer la pose.
Cette omniprésence a un côté agaçant. Le tableau risque de devenir un cliché, vidé de sa force subversive. Mais elle témoigne aussi de quelque chose de profond. Plus d'un siècle après sa création, l'image continue de parler aux gens. Elle dit quelque chose d'universel sur le désir, sur l'abandon, sur ce moment fragile où deux personnes ne font plus qu'une.
Des artistes contemporains se sont emparés du baiser pour le détourner. Banksy a créé une version street art où les amoureux portent des masques à gaz. Une critique de la pollution, de la guerre, de notre monde malade. D'autres ont remplacé les visages par des personnages de dessins animés, des célébrités, des super-héros. Ces pastiches, aussi kitsch soient-ils, prouvent la vitalité de l'œuvre originale.
Klimt et les femmes
Impossible de parler du baiser sans évoquer le rapport complexe de Klimt aux femmes. Le peintre les adorait, les respectait, les désirait, les immortalisait. Son atelier était un sanctuaire féminin. Les modèles y vivaient presque, se déplaçant nues dans l'espace, discutant, riant, posant.
Contrairement à beaucoup d'artistes de son époque, Klimt ne peignait pas les femmes comme des objets. Il les peignait comme des sujets, puissants, sensuels, mystérieux. Ses portraits de la haute société viennoise transforment ces bourgeoises en déesses byzantines. Ses nus célèbrent le corps féminin dans toute sa diversité.
Le baiser est peut-être son tableau le plus égalitaire. L'homme et la femme occupent le même espace. Aucun ne domine vraiment l'autre. C'est un équilibre précaire, une danse à deux. L'or qui les enveloppe les unit au-delà des genres, des rôles sociaux, des conventions.
Pourquoi le baiser nous touche encore
Il y a dans ce tableau quelque chose de profondément humain. Au-delà de l'or, des symboles, de la technique, il reste un couple qui s'embrasse. Un geste simple, universel, éternel. Klimt a réussi à capturer l'intensité de ce moment. L'instant où le monde disparaît, où il n'y a plus que deux corps, deux âmes qui se cherchent.
L'or joue un rôle crucial dans cette émotion. Il transforme le baiser en quelque chose de sacré. Comme si Klimt nous disait que l'amour, le vrai, celui qui fait trembler et qui donne le vertige, est aussi précieux que l'or. Plus précieux même, puisqu'il ne se pèse pas, ne s'achète pas, ne se possède pas vraiment.
La position des amoureux au bord du précipice ajoute une note tragique. Klimt savait que l'amour est fragile, que les moments d'extase ne durent pas. En suspendant ses personnages dans cet espace doré irréel, il fige un instant qui par nature devrait passer. C'est ça, le génie du tableau. Il rend éternel ce qui est éphémère.
Un chef-d'œuvre intemporel
Plus d'un siècle après sa création, le baiser de Klimt continue de fasciner, de troubler, d'émouvoir. Il a survécu aux guerres, aux modes, aux critiques. Il est passé du scandale au classicisme sans perdre sa force.
Oui, le tableau est devenu un peu trop populaire. Oui, on le trouve sur des mugs, des puzzles, des tapis de souris. Mais cette reproductibilité ne tue pas l'original. Au contraire, elle prouve sa vitalité. Une œuvre qui parle encore à des millions de personnes plus d'un siècle après sa création n'est pas un cliché. C'est un miracle.
Alors la prochaine fois que vous verrez cette image, sur un poster défraîchi ou dans la majesté du Belvédère, prenez un instant. Regardez au-delà de l'or, au-delà des motifs. Regardez ces deux êtres humains suspendus au bord du vide, accrochés l'un à l'autre comme si leur vie en dépendait. Et demandez-vous : est-ce que Klimt ne nous parle pas de nous tous, de notre besoin d'aimer et d'être aimé, de notre fragilité face au temps qui passe ?
Peut-être que dans son atelier viennois, avec ses pinceaux et ses feuilles d'or, Gustav Klimt a touché quelque chose d'essentiel. Pas seulement l'amour romantique, mais cette soif d'absolu qui nous pousse vers l'autre, cette quête impossible de l'union parfaite. Le baiser ne donne pas de réponses. Il pose une question : et si l'amour était la seule chose qui vaille vraiment la peine d'être vécue ?
Le baiser de Klimt : quand l'or devient émotion | Histoire de l'Art | Artedusa